vendredi 5 juin 2009

Georges Seferis

Georges SEFERIS

poète grec, né à Smyrne en 1900; mort à Athènes en 1971.

Prix Nobel de littérature en 1963.

DERNIÈRE ÉTAPE
Peu de clairs de lune ont réjoui mon coeur.
Il y a l'abécédaire des étoiles dont on essaie à chaque nuit
Malgré la fatigue de chaque jour de dégager le sens
Au travers de la diversité des interprétations
et de la dissonance des espérances,
Cela reste le plus facile.
Mais maintenant que j'en ai enfin le loisir, que je m'asseois
Pour en faire le décompte, peu de lunes
Me restent en mémoire.

... Des îles couleur de la Vierge en son affliction, tardifs déclins.
Ou encore le clair de lune macabre des villes du Nord,
Enveloppant toute chose -- foules, fleuves, membres humains,
du poids d'une étrange torpeur.

Cependant ici, hier encore, à cette étape
Qui est bien la dernière de notre voyage
Et où nous attendrons maintenant la levée de l'aube
Comme une dette depuis trop longtemps due
Qu'un avare aurait gardé depuis trop d'années
Dans son coffre-fort, et dont on entendrait,
Lorsqu'enfin vient l'heure du remboursement, tinter
Les pièces d'argent sur la table :
Dans ce village étrusque blotti au creux de la mer de Salerne,
Derrière ce port d'où nous partirons demain pour le retour
De l'exil, aux confins d'une brume automnale, la lune
Est surgie des nuages et sur la rive d'en face
Les maisons en devinrent des émaux / Amica silentia luna.

L'automne pluvieux de cette terre fait pourrir
Et s'infecter maintenant de chacun
la blessure personnelle
L'on pourrait aussi dire les choses autrement :
disons le sort, Némésis,
Ou avec plus d'honnêteté, les mauvaises habitudes,
La traîtrise et la fraude,
Ou bien mieux encore peut-être
Le candide égoïsme qui tire profit du sang d'autrui.
L'homme s'use vite à la guerre :
L'homme est mou, une botte d'herbe;
Des doigts et des lèvres affamés pour un sein blanc,
Des yeux qui apprennent très tôt à biaiser
Pour se parer contre la vive lucidité du jour;
Des pieds qui, quelque soit leur degré de lassitude,
Trotteront toujours à nouveau au moindre son
du mot profit.
L'homme est mou, assoiffé comme l'herbe,
Comme l'herbe aux mille radicelles, ses nerfs
insatiables.
Lorsque la moisson arrive
Il aimerait toujours autant entendre de sifflement
De la faux dans le champ du voisin.

Lorsque la moisson arrive
Il y a ceux qui font des exorcismes, des rogations,
Ceux qui s'embrouillent dans leurs histoires
de propriété personnelle,
Ceux qui font des discours
Ou qui écrivent des poèmes.
Mais que diable voulez-vous que l'on fasse
De tous vos exorcismes,
De vos propriétés,
De vos discours et de vos poèmes,
Lorsque ceux qui sont vivants sont au loin ?
N'est-ce pas alors peut-être que l'homme
Devient quelque chose d'autre ? N'est-ce pas justement
Cela que la vie confère :
Que l'on finisse par moissonner ce que l'on sème ?

Toujours tu répètes les mêmes consolations, mon ami;
Pourtant l'exil, la pensée du prisonnier, la pensée
De l'homme, lorsque l'homme lui-même
Est devenu une marchandise...
Essaies tant que tu veux, tu ne parviendras
Pas à effacer cela.
Ce n'est, bien entendu, qu'une association
D'images, une manière comme une autre
De trouver la force de parler de choses
Que l'on s'avoue difficilement, à des moments
De muette détresse ou d'abandon extrême
Auprès d'un ami qui a pu s'évader ou qui apporte
Des nouvelles de la patrie ou de proches.
Et il ne faut pas tarder à s'en ouvrir, avant
Que le séjour en pays étranger ne te frustre,
En l'altérant en lui-même, de l'ami qui t'écoute.

Nous sommes de souche arabe; l'Egypte, la Syrie, la Palestine
Savent nos racines: le royaume liliputien de la Commagène,
Qui comme un feu follet s'est éteint dans la nuit de l'histoire
Revient souvent à l'esprit.
De puissantes cités aussi, prospères pendant mille ans,
Depuis lors devenues parcours de pacage,
Terrains voués à la culture du blé
et de la canne à sucre.

Nous provenons des sables du désert
et de la mer de Protée,
Nos âmes flétries par les péchés publics
Tiennent chacune son rang et s'occupent
de sa situation :
Oiseaux de cage.

Peut-être en fait l'homme aimerait redevenir
le Roi des Cannibales,
Dépensant ses dernières énergies invendues
Dans la nostalgie de ces champs fleuris où, au son du tambour,
Etrangement masqués, les courtisans se balançaient
en danse sous le Baobab.

Cependant, lorsque le pays est abattu à coups
de hâche, dévasté, incendié
Tel une pinède que l'on brûle, que l'on reste là à regarder,
Que l'on soit dans un compartiment de train déraillé,
Sans eau, sans vitres, nuit après nuit,
Ou dans la cale d'un navire en feu, lequel, selon
tous les calculs de probabilité,
Va couler bientôt...
Ces choses laissent une empreinte dans l'esprit;
Ces choses vont implanter des images, s'enracinent
Tels ces arbres qui laissent choir leurs branches
Jusqu'à en toucher le sol, puis s'enracinent à nouveau,
S'élèvent et ensuite de nouveau s'abaissent
Pour faire souche encore, jusqu'à en couvrir
des kilomètres carrés.
Notre âme est une forêt vierge d'amis assassinés.

Et si je vous en parle par fable et en paraboles,
C'est pour vous épargner le dire
de ce qui n'est pas dicible,
C'est-à-dire, l'horreur, l'horreur que l'on ne peut parler
Parce qu'elle est vivante et nous entoure.
Parce que maintenant, comme toujours,
L'horreur oeuvre dans le silence --
Elle s'infiltre jusqu'à en imprégner le jour,
A en noyer le sommeil,
Douleur qui en appelle à la douleur.

S'il faut parler de héros, s'il faut parler de héros:
Michel,
Les blessures encore ouvertes, qui s'évada de l'hôpital
militaire,
Je pense, cette nuit-là, qu'il a parlé d'héroïsme,
Michel, lorsque
Traînant sa patte brisée à travers les ruelles sombres
Il hurla, palpant l'immensité de notre douleur :
"Dans la nuit nous allons, nous avançons dans la nuit."
Les héros vont de l'avant dans la nuit.

Peu de clairs de lune ont réjoui mon coeur.

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